La première mission. L'angoisse. Aspen l'avait attendu avec appréhension : des vies étaient entre ses mains. Tamena à la tête d'une team, James à la tête d'une autre, et elle même à la troisième. Sideway... En solo, comme d'hab.
Tout avait tellement moyen de bien se passer... Sans espérer un 0 mort, elle ne s'attendait certainement pas à une telle hécatombe. Elle avait vaguement envie de s'en prendre à quelqu'un, pour espérer oublier la sinistre vérité : elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle même. En tant que chef de mission, elle avait un objectif : ramener ce qu'il y avait à ramener, et garder un max d'hommes en vie.
Putain, 8 morts sur les 20 de l'assaut chez Svenson, 5 au collecteur d'eau sur 10. Joli, Aspen, joli. 43% de pertes alliées, dont leur mage de combat. 4 blessés, dont un mutilé pour de bon. Combien de familles éplorées, combien d'orphelins ? L'estimation lui donna le vertige.
Quelque part, ne pouvait elle s’empêcher de penser avec un brin d'humour noir, elle avait réussi une partie de son objectif personnel : ne pas trop perdre d'influence face à l'instinct machiste surdimensionné de Shepard. Pas de mort par manque de confiance, et elle pensait avoir gagné des points avec son équipe en assurant une progression efficace. "Juste" un oeil en moins. Youpi.
En plus, elle avait pas vomi. Pas l'envie qui lui avait manqué, cependant. Quand elle était entrée dans le laboratoire, elle avait contrôlé chaque tremblement de ses mains, de ses lèvres. Elle s'était concentrée sur le claquement des talons sur les dalles de céramique, comme un métronome. Les mathématiques l'avaient toujours calmée, la musique aussi. Elle n'avait pu s’empêcher au passage de se demander si c'était pour ça qu'Ashkaelon rythmait toujours son pas. Pour se donner la contenance qui finissait immanquablement par faire défaut ?
Quand l'ignoble totem de chair et de tuyaux plastiques s'était dressé devant elle, elle avait cru qu'elle ne tiendrait pas. Que ses jambes allaient céder, que sa tête irait heurter le carrelage d'hôpital après le voile rouge qui avait obscurci sa vision un court instant, la laissant à l'état de poupée inerte, comme tous ces corps, toutes ses "elles", et tous les autres. Un objet. Rien d'autre. Un corps. Un jouet. L'impression de nouveau d'être diminuée, réduite à l'état de propriété. -50% sur les poupées gonflables, cent pour le prix d'une.
Elle n'arrivait pas encore bien à déterminer sur quelles ressources elle avait puisé pour vaincre la détresse fatale qui l'avait envahi. Elle se rappelait vaguement s'être giflée mentalement pour éviter de paraitre faible aux yeux de ses hommes. Avoir refusé, refusé intensément de se laisser mourir là tout de suite, sans avoir fait partir ses pauvres créatures pour le monde qu'on leur refusait depuis manifestement un bout de temps. S'être rappelé Nathanaël et son optimisme débordant quant à ses capacités à encaisser.
"Débranchez moi tout ça."
Tout sauf la souffrance encore pour ces "autres".
L'envie terrible là tout de suite, de choper un des scientifiques, de le ranimer, de lui faire cracher tous les pêchés qu'il avait commis, jusqu'à ceux dont il n'avait même plus mémoire, et de lui faire bouffer l'insupportable blancheur de la céramique de laboratoire.
Ernst Reinhardt. Elle s'était sentie tellement soulagée... Peut être ce qui lui permettait de ne pas hurler de frustration à l'heure actuelle. Elle s'était attachée à cet homme, à ses sentiments, à sa photo, à son histoire. Et il était vivant. Elle espérait qu'il ne soit pas lui aussi un genre de manticore, rien d'autre qu'un mensonge à tête aimable, comme tout ce qui l'avait entouré ces dernières semaines.
La mère de Nathanaël, sauve elle aussi.
Nate, entier.
Elle avait éprouvé une frustration malsaine à achever des hommes inconscients, dans le couloir, après la flashbang. La pensée qu'une fille de son âge aurait du être en train de préparer les fêtes de fin d'année scolaire l'effleura. Une robe pour une soirée, juste la pensée de se faire belle pour son cavalier, qui aurait... Surement été n'importe qui sauf Nathanaël. Au diable cette vie imaginée : elle était prête à payer deux fois sa livre de chair pour garder cet homme là. Ses hommes restés en arrière faisaient demi tour, les Illuminati se déchainaient pour le nettoyage. On pouvait toujours compter sur la bleusaille pour camoufler des traces.
Mission accompli. Game Over.
Sauf que... Elle avait été trop pressée. Avait pas demandé à Ashkaelon une équipe pour plastiquer le deuxième appart' et récupérer ce qui était dedans. Félicitations, Aspen : tu as authentiquement gagné le prix de la pire assault leader.
Nathanaël était en colère, frustré, mais elle n'arrivait pas à comprendre pourquoi... Pour sa mère, condamnée malgré tout ? Pour les morts inutiles, qu'elle aurait pu éviter si elle avait été un peu plus compétente ? Pour Svenson, échappé grâce à sa lenteur ? Il avait été froid avec elle, et s'était repris. Cet homme était d'une gentillesse complètement incroyable. Capable d'empathie là où elle n'aurait pas été capable de contrôle. Elle s'était sentie un peu minable de ne pas savoir quoi dire pour lui permettre d'aller mieux. Il restait une énigme pour elle. Son mystère.
Elle espérait qu'un jour il lui parlerait quand ça n'allait pas. En attendant, elle avait un debrief de mission sur les bras. Des supérieurs qui allaient demander des comptes, et une sacrée bonne défense à préparer pour justifier son merdier.
Rideau, Aspen, rideau... Tu te reposeras quand tu seras morte.